La tactique du sioux

Vous ne vous êtes jamais dit que ce serait hyper pratique si les gens dans la vie portaient des pancartes qui annonceraient leurs hobbies comme les en-têtes des groupes sur Facebook?

On rencontrerait une personne et on saurait immédiatement qu'elle fait partie des "fondues du bocal" (je parle des fans de confiture, bien sûr). Evidemment, ce n'est pas le cas et on s'expose à prendre un tel vent suivant notre interlocuteur, qu'il y en aurait assez pour gonfler les voiles d'une goélette.

Alors, pour ne pas avoir l'air ridicule ou simplement, ne pas s'entendre dire que nos goûts le sont, on avance prudemment, à la manière des éclaireurs mexicains allant faire des repérages aux alentours de Fort Alamo.

Car repérer des dramavores n'a rien de simple;

Quand j'étais enfant, j'étais raide dingue de Luis Mariano , ce grand chanteur qui fit les beaux jours des années 50... Pour trouver à qui parler, il me suffisait de fondre sur le premier octogénaire dans mon chant de vision qui me parlait de l'idole de sa jeunesse.

Quand je suis devenue ado puis jeune adulte, je me suis passionnée pour les super-héros et pour les dessins animés. Là encore, facile! Il me suffisait d'aller m'asseoir à la table des enfants...

Mais là.. Tout le monde peut l'être! Homme, femme, jeune, moins jeune, asiatique ou africain, riche ou pauvre, pdg ou ouvrier... pas le moindre indice...

Alors, on développe des stratégies...et on avance prudemment comme ces agents de liaison qui doivent trouver leur contact dans la foule...

Démonstration... Première rencontre avec un nouveau voisin...

-Bonjour!

-Bonjour...

Banalités... Blablabla.. Le temps.. Ça y est , on arrive aux loisirs..

Alors... ? Quel groupe? Méthode de rangement de Marie Kondo?

-Moi, j'adore me promener...

Un sportif, donc...

-et vous?

Prudence..Restons évasifs...

-Moi j'aime bien les films...

-Les films...? Moi aussi? (court dans son appartement et revient avec son caméscope) : on a fait des films de vacances super avec ma femme avec de supers travellings et des filtres..."

Raté... C'était un "Hollywood by myself"

Sa femme arrive:

-excusez mon mari.. Il faut toujours qu'il parle de ses vidéos... Vous disiez...?

-Que j'aimais les films...Le cinéma.

-Vous adorez le cinéma? moi aussi...

Une lueur d'espoir ... Concentration à son apogée...

-J'ai vu il y a quelques jours un film bouleversant, papouasien, sous-titré en congolais... Vous parlez congolais?

-Pas vraiment, non...

On s'est planté de continent. C'est pas passé loin.... Dans l'eau...

-C'est l'histoire d'une fille battue par son père, vendue par sa mère au patron d'une usine qui lui fait subir les pires sévices...

Mon esprit s'évade pour ne pas être pris au piège d'une trop grande projection qui me plongerait dans une profonde dépression pour le reste de la journée...Reconnectons pour voir si elle a fini...

-très malade, mourante et...

Apparemment, non...

Le silence. Ce doit être terminé. Trouver quelque chose à dire:

-Cela parait... intéressant...

-Intéressant? Non, révoltant! Pas pour rien qu'il a gagné le grand prix de l'humanisme lors du festival de Colombey-sur-Seine en 1985... Vous connaissez?

-Pas vraiment...

-Mais... Vous regardez quoi alors...?

-Un peu de cinéma américain..

-Ah oui.. comme le dernier oscarisé l'année dernière, comment s'appelait-il déjà?

-Euh.. des séries, plutôt...

-Des séries? Hem... Il y en a de très bien... Il parait... Rien d'autre...?

Je ne dis rien et je m'en vais? Je réponds?

Bon, au point où on en est...

-Je regarde plutôt de l'asiatique en ce moment...

Son visage s'éclaire, soulagé:

-De l'asiatique! Bien sûr! Kurosawa, Kitano...! Et ce film dont je ne me souviens plus le nom... tiré d'un roman... qui racontait les épreuves terribles que traversaient les japonais à Hiroshima juste après le largage de la bombe...

-Je ne connais pas... En ce moment, je suis plus sur les dramas...

-Et de quoi parlait le dernier? La dernière série que j'ai vue était chinoise et relatait le difficile parcours d'une femme condamnée qui s'assurait de la survie de son enfant en se prostituant après ses journées à la mine où son patron la battait... C'était bouleversant et tellement criant de vérité...

Bon... Je lui dis que le dernier truc que j'ai vu était l'histoire d'une lycéenne pauvre qui vivait une histoire d'amour avec un camarade très riche parce qu'elle venait de l'étaler d'un coup de pied retourné? Que c'est tiré d'un manga pour adolescentes? Et que la couverture est rose bonbon?

Bon... Pas de panique... On va réussir à se tirer de là sans que ta passion pour les mangas fasse le tour de l'immeuble (déjà que tu es grillée à ton étage depuis que ta voisine de palier pense que tu envoies des cadeaux à un canidévore...(voir ma dernière visite à la poste)... Si tu te rates, tu vas devenir le sujet de conversation number one de tout le bloc...

On respire et on se concentre...

-Je viens de regarder une série...qui traite des différences de classe en Corée, de la pression sociale énorme qui pèse sur leurs épaules et sur le difficile passage à l'âge adulte dans un monde fait d'apparence et de préjugés...Mais c'est traité à la manière d'une allégorie...

Bon...Elle a l'air hyper intéressée...Ta réputation n'est peut-être pas définitivement perdue...

-Une allégorie?

-La classe populaire est représentée par une jeune fille , Jan Di, qui se bat contre le système personnalisé par le riche Gu Jun Pyo, un de ses camarades de classe...

-Mais comment peuvent-ils être dans ma même école puisqu'il est si riche?

Elle a été parachutée grâce à un ressort scénaristique afin que l'histoire commence...Non... Plutôt:

-Le destin, cher aux coréens qui pensent que tout est écrit, la propulse dans cet établissement où elle ne devrait pas être... ce faisant, elle perturbe l'ordre établi et montre bien l'impossibilité pour les classes les plus basses de s'élever... réel problème de société...

Elle approuve gravement. Je vais me griller dans deux minutes. Il faut que j'opère une retraite stratégique...

-Comme le temps passe...

-Et après?

-Pardon?

-Que se passe t-il? Qu'entraine cette anomalie socialement inacceptable?

(La mère, qui est une peau de vache, lui en fait voir de toutes les couleurs...)

-L'ordre établi est mis à mal et le système se met en branle pour broyer notre héroïne...

Elle semble oppressée à présent... Pourtant, je ne trouve pas ça pire que la petite africaine vendue par sa mère...

-Ses parents sont jetés à la rue, ses amis ruinés, le pays tout entier est plongé dans le chaos par sa faute... mais elle ne cède pas et elle relève courageusement la tête à l'image de cette Corée qui ne s'est jamais totalement perdue même lors des pires heures de son occupation par les japonais ou au terme de cette terrible guerre fratricide !

N'en fais pas trop quand même et essaie de t'esquiver...

-Je dois vraiment y aller...

-Non... ! Qu'est-ce qui se passe après... ?

-Le garçon riche , élément déclencheur de cette histoire , vient à son aide ainsi que ses amis et la main dans la main, ils arrivent à remettre les choses en ordre montrant que seuls l'amour et l'amitié pourront permettre au peuple coréen de retrouver leur unité malgré toutes les épreuves...

Elle semble bouleversée:

-Cela semble très intéressant... Cela a gagné des prix?

(Oui, plein: prix de l'acteur le plus populaire , de l'acteur ayant interprété de la manière la plus convaincante le rôle le plus choupi-mimi de l'année et prix du couple le plus trognon...)

-Plein...Les acteurs sont bouleversants... Si vous voulez m'excuser...

-Attendez, ça s'appelle comment?

La question que je redoutais..

-Boys over Flowers.

-Des garçons plutôt que des fleurs?

Il fallait qu'elle soit bonne en anglais, en plus.

-C'est cela. Car c'est traité de manière très enfantine... tiré d'une bande dessinée pour adolescentes...

Elle semble choquée:

-Mais comment est-ce possible?

-Sensibiliser les jeunes et leur expliquer les problèmes de la société avec des mots simples , n'est-ce pas là la mission de toute grande nation? D'ailleurs, certaines œuvres de grands maîtres tels que Tekuza, sous des dehors naïfs sont prétextes à de véritables questionnements existentiels.. Metropolis en est un exemple...

-Certes... Je vais aller voir ça de ce pas... Mais je reviendrai vers vous pour une analyse plus poussée...

-Bien sûr. Au revoir."

Bon.. Je m'en sors à bon compte... On n'est pas passé loin... Juste le temps de passer prendre mon sac et de foncer au travail.

Premier jour et premiers collègues... Ça en fait des gens à découvrir...pas besoin de FFP2 pour avancer masquée...

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